C'est l'historien Peter Turchin qui a popularisé le concept de la surproduction des élites. Le concept, qui n'est pas exempt de détracteurs, est assez simple : d'un point de vue historique, les sociétés atteignent éventuellement à un stade où elles produisent plus d'experts ou de diplômés que d'emplois ou de positions qu'elle peut offrir. Plusieurs observateurs croient que l'Occident a atteint un tel stade et que le ressentiment d'une jeunesse sans emploi pourrait expliquer le wokisme ou la droitisation du discours politique. Certains voient également à l'oeuvre ce qu'on appelle l'effet Tocqueville ou le paradoxe de l'insatisfaction croissante qui sous-tend que les attentes des nouvelles générations s'ajoutent aux acquis des générations précédentes. De sorte que la nouvelle génération ne peut se contenter de ce qui était accessible à la génération précédente. Dès lors que cessent de croître les salaires ou les opportunités professionnelles, la frustration gagne les jeunes qui ont été élevés avec des attentes démesurées par rapport à la réalité du marché du travail.
Mais les choses changent aussi avec les générations qui suivent. C'est du moins ce que croit l'économiste Noah Smith: "La génération du millénaire, trop optimiste et en colère, pourrait bientôt être supplantée par la génération Z, dont les attentes modestes font écho à celles de leurs parents de la génération X à la fin des années 70 et au début des années 80." Il y a là cependant un problème réel auquel les gouvernements et les universités devront s'attaquer pour ramener les attentes à des niveaux moins stratosphériques, estime l'auteur de la populaire chronique Noahpinion sur Substack.
Selon plusieurs commentateurs, dont le théoricien des médias Andrey Mir, les modes de pensée et de discours de l'ère numérique ressemblent de plus en plus à ceux des cultures orales pré-alphabétisées. Ces auteurs s'appuient largement sur les travaux du philosophe Walter Ong, qui a développé dans Orality and Literacy une théorie très influente, quoique controversée, sur la façon dont les cultures orales et littéraires divergent.
« Andrey Mir affirme que l'"oralité numérique" a plongé de nombreux conservateurs et progressistes dans l'abîme de la caverne de Platon - le royaume allégorique où les intuitions subjectives sont prises pour des vérités objectives. La droite subordonne la raison au culte de la personnalité de Trump, tandis que la gauche accorde moins de valeur à l'empirisme qu'à l'"intersectionnalité". Il en résulte un "tribalisme identitaire", une polarisation et une crise de la démocratie représentative.»
Quelques traits de l'oralité
«Dans une culture orale, toutes les idées importantes doivent être exprimées d'une manière qui soit à la fois mémorable et facile à réciter.»
«Cela implique, entre autres, l'utilisation intensive de répétitions, de formules, de moyens mnémotechniques et d'épithètes.»
«Par ailleurs, dans une société orale, la communication doit toujours se faire face à face, souvent à portée de voix des autres villageois ou hommes de clan. Selon Ong, cela imprègne le discours d'un esprit combatif, car les déclarations ont tendance à se doubler de demandes de statut et d'affirmation sociale.»
«Plus important encore peut-être, ces limites de l'oralité l'ont rendue incapable d'accueillir la pensée abstraite.»
Un essai à lire dans Vox (en anglais).
Il y a près de 20 ans un programmeur californien écrivait le futur programme de l'administration Trump 2.0:
«Au printemps et à l'été 2008, alors que Donald Trump était encore inscrit au registre des démocrates, un blogueur anonyme connu sous le nom de Mencius Moldbug publiait un manifeste intitulé Lettre aux progressistes à l'esprit ouvert. Rédigée avec la désaffection narquoise d'un ancien croyant, cette lettre de cent vingt mille mots affirmait que l'égalitarisme, loin d'améliorer le monde, était en fait responsable de la plupart de ses maux. Le fait que ses lecteurs bien-pensants pensent autrement, selon Moldbug, est dû à l'influence des médias et de l'université, qui travaillent ensemble, bien qu'involontairement, pour perpétuer un consensus gaucho-libéral. Il a donné à cette alliance néfaste le nom de "cathédrale". Moldbug ne demande rien de moins que sa destruction et un "reboot" total de l'ordre social. Il propose "la liquidation de la démocratie, de la Constitution et de l'État de droit", et le transfert éventuel du pouvoir à un PDG omnipuissant, qui transformerait le gouvernement en "une société ultra-profitable et lourdement armée". Ce nouveau régime vendrait les écoles publiques, détruirait les universités, abolirait la presse et emprisonnerait les "populations décivilisées". Il licencierait également les fonctionnaires en masse (une politique que Moldbug appellera plus tard RAGE - Retire All Government Employees) et mettrait fin aux relations internationales, y compris aux "garanties de sécurité, à l'aide étrangère et à l'immigration de masse".»
Un portrait de Mencius Moldbug, alias Curtis Yarvin, penseur des "lumières obscures (Dark Enlightment)", dans le New Yorker (en anglais). Lire également ce commentaire du philosophe Mike Brock,Yarvin et les mécanismes de l'effondrement démocratique (en anglais). Mike Brock, un ex-ingénieur de la Silicon Valley, a été l'un des premiers à avoir attiré l'attention sur les projets révolutionnaires du Big Tech.