Ironie

«Ironiser, c'est dire le contraire de ce qu'on pense et feindre de prendre une chose au sérieux pour en mieux démontrer le ridicule. «Tout est pour le mieux dans le meilleur des monde»: il suffit que Pangloss le répète à l'envi, au milieu des circonstances les plus triviales et les plus absurdes, pour que le grandiose système de Leibniz tombe dans la dérision, mécanique qui se détraque d'elle-même. L'ironie démasque, elle fustige, elle châtie, toujours par référence à une valeur supérieure: la vérité, la justice, la raison; elle affirme ainsi le triomphe de l'esprit sur le sérieux usurpé des choses. Mais, en feignant le contraire, elle cache nécessairement une tension, une passion; elle s'insurge contre l'imposture du sérieux au nom d'un sérieux supérieur. »

Olivier Reboul, L'adulte, Mythe ou réalité, Critère, novembre 1973, p. 643

On ne peut parler ainsi de l'ironie sans évoquer Socrate et sans soulever la question que bien des lecteurs de Platon se posent à propos de l'ironie de son maître: quand il se dit ignorant Socrate est-il sérieux ou feint-il d'ignorer pour confondre son interlocuteur?
Voici l'opinion d'un éminent commentateur de Platon, A.J Festugière:

«Car l'ironie socratique n'est pas notre ironie. Elle est une manière d'interroger. Or il y a deux manières d'interroger. Il y a la manière de celui qui ne sait vraiment pas, et qui veut savoir. Et il y a la manière de celui qui sait, et pourtant feint d'ignorer, et fait dire à l'autre, qui se figure qu'il sait, qu'en réalité il ne sait pas. Il y a une manière innocente et il y a une manière savante. Or je crois décidément que la manière de Socrate était innocente, et que tout ce grand débat que suscitent les Dialogues vient de ce qu'on suspecte cette innocence. On ne veut pas se rendre à la lettre : Socrate ne sait pas. Il l'affirme sans vergogne. Toute sa science se résume à ceci, qu'il sait qu'il ne sait pas. Nous verrons que c'est déjà quelque chose.

Platon ici nous induit en erreur. C'est peut--être qu'il était lui-même induit en erreur. Socrate, à ses yeux, était le maître. Et ce maître faisait un merveilleux jouteur. C'était un Grec, un Grec d'Athénes. Or il y aura toujours, chez l'Athénien, comme une confiance aveugle dans ce système de raisons qu'il nomme discours : raison, discours, c'est, en grec, le même mot.

Ainsi Socrate s'abandonne au discours. Mais il ne s'y abandonne pas tout seul. Il faut être deux, pour chercher ensemble, pour voir ensemble si ce discours échangé et ces raisons qui se répondent — dia, logos — ne vont pas conduire au terme les deux qui cherchent. La seule condition est de croire, l'un comme l'autre, à la vertu du discours, de la raison. Cette condition n'était pas alors impossible. C'était Athènes. Et Socrate ne méprise per-sonne. Il ne délaisse qu'une espèce de gens, les misologues, ceux qui haïssent le discours. Alors deux enfants se rencontrent. « Veux-tu jouer? » Et l'on commence.
Il se peut qu'on achève. Il se peut que l'imprévu du jeu les mène à un résultat qui tous deux les contente. Il se peut aussi, et bien plus souvent, que le jeu tourne court. L'interrogé ne sait pas, et Socrate ne sait pas non plus. On se quitte, gentiment. Chacun s'en va de son côté. Le jeu n'a pas rendu. Mais c'est ce que Platon ne veut point admettre. A la fin de ces Dialogues qui demeurent en suspens, on a l'impression que Socrate savait, mais qu'il n'a pas voulu dire, que tout son dessein dès
lors n'était que de berner un adversaire : rusé Socrate ! Non pas : rusé Socrate, mais bien plus justement, je pense : rusé Platon ! Car Platon a un système. Il sait. Et il sait qu'il sait. Comment irait-il penser que son maître n'ait su de même ? Pourquoi pas ? Socrate n'a point de système. C'est un homme qui cherche, qui cherche avec vous. A deux, on pren-ra mieux la proie. S'il s'en va, c'est qu'il n'a pas trouvé. Pourquoi ne pas l'admettre ? Peut--être cette chasse, si patiente, toujours recommencée, est-elle un exercice trop difficile. On veut trouver, trouver vite. On est pressé. Il faut vivre. Et de s'arrêter au commode. Mais Socrate n'est jamais pressé. Peut-être aussi a-t-on intérêt à trouver. Il y a des discours bien séduisants quand ce beau fruit, la cité, est là, tout près, attendant qu'on le cueille. Mais Socrate n'en a cure, il n'est pas intéressé. Ou bien il l'est plus haut.

Prenons garde que l'ironie socratique est donc une double ironie. Elle est confiance et défiance. Défiance du discours trop rapide, qui se fonde sur la tradition - mais quel est le fondement de la tradition ? — ou sur la hâte — mais quand il s'agit du tout, allons sans hâte — ou encore sur nos ambitions, dont nous savons si bien faire les ambitions.»

A. J. Festugière, Socrate, Éditions du Fuseau, Paris 1966 p.91

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