Le «vécu»

Jacques Dufresne
La vérité est-elle subjective ou objective?
Le mot vécu est entré dans notre vocabulaire par une triple influence: l'existentialisme, la psychologie et une certaine théologie du dialogue et de la libération des sens; il fit si bien et si vite fortune parmi les intellectuels qu'il devint un mot de passe: quiconque parlait de son vécu sur le ton approprié pouvait être considéré comme membre de la confrérie pensante.

À bas les principes universels, les obligations absolues! En morale, en politique, en éducation tout allait bientôt graviter autour du vécu individuel et collectif. «Tu ne t'intéresses pas à mon vécu!» C'est ainsi que commencèrent la plupart des querelles de ménage. Un nouveau rêve alla bientôt prendre forme: être bien dans sa peau; plutôt qu'en accord avec des principes directeurs. Il en résulta une nouvelle morale dont le maître mot fut: pourquoi pas?

La politique n'a pas échappé à la contagion du vécu. La récente fièvre nationaliste au Québec ne fut-elle pas, entre autres choses, une touchante opération psychologique visant à inciter nos partenaires commerciaux, et nos maîtres et défenseurs sur le plan militaire à s'incliner devant la souveraineté de notre vécu culturel collectif? Nous nous apprêtons à recommencer cette opération à titre de Canadiens.

Mais c'est dans le monde de l'éducation que le vécu laissa la marque la plus profonde. Pourquoi garder le silence en classe, et refréner ses instincts de vandale, quand le respect du vécu exige au contraire qu'on donne libre cours à ses moindres pulsions?

Tout commença, comme il se doit, en philosophie. On se débarrassa si bien de saint Thomas et d'Aristote que la plupart des bons auteurs disparurent avec eux. Au lieu de se mesurer à l'architecture des systèmes éprouvés, de commenter les grands textes, on se mit à disserter sur son vécu. De même que chacun, à la maternelle, avait exprimé son vécu dans des dessins, admirables par définition, de même chacun fut ensuite invité à disserter sur son vécu dans des travaux à la fois personnels et originaux. Hélas! comme a dit je ne sais quel génial correcteur, «dans ces travaux, ce qui était personnel n'était pas original et ce qui était original n'était pas personnel».

L'enseignement du français ne pouvait qu'en souffrir. Comment apprendre l'orthographe à des enfants persuadés que rien au monde n'est plus important que leur vécu du moment? Comment les convaincre d'apprendre des fables de La Fontaine par coeur quand on sait que ce sont plutôt les films de science-fiction qui correspondent à leur cher vécu?

Il valait mieux leur apprendre à apprendre, «partir de leur vécu le plus immédiat pour construire des champs d'intérêt qui leur serviront ensuite de tremplin».

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